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La définition d’une «Valeur Universelle Exceptionnelle»
Pour être inscrit sur la Liste du patrimoine mondial, tout bien candidat doit démontrer qu’il possède une « valeur universelle exceptionnelle » (VUE) . Le bien doit être représentatif d’un patrimoine commun à l’ensemble de l’humanité, mais il doit aussi se distinguer par des caractéristiques (les « attributs ») qui le différencient d’autres biens qui lui ressemblent. C’est-à-dire qu’il faut qu’il « parle à tous » tout en ne ressemblant à aucun autre.
Pour aider à définir ce concept assez théorique, des critères de sélection ont été mis en place par l’UNESCO → Aujourd’hui, il y en a dix ; le bien doit, par exemple, représenter un chef d’œuvre du génie créatif humain ; être une aire de beauté naturelle exceptionnelle ; témoigner d’un échange d’influences important dans les domaines de l’architecture, des arts ou des paysages…
Mais répondre à un de ces critère ne suffit pas, le bien candidat doit encore démontrer son intégrité (il doit être suffisamment complet pour que l’on puisse comprendre sa VUE) et son authenticité ( s’il est complet, il faut que ce soit dans son état d’origine et non en raison d’une reconstitution) ; et pour être sûr qu’il présente bien des caractéristiques uniques il est confronté à d’autres biens similaires, à travers le monde, grâce à une analyse comparative internationale.
Les Forteresses royales du Languedoc, un «bien en série»
Les forteresses royales du Languedoc sont proposées à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial en tant que « bien en série » regroupant autour du château et des remparts de Carcassonne, les châteaux d’Aguilar, Lastours, Montségur, Peyrepertuse, Puilaurens, Quéribus et Termes. Les huit monuments composant le bien ne candidatent donc pas séparément, les uns à côté des autres, mais forment un seul ensemble indissociable.
Les huit forteresses sont réparties entre les départements de l’Aude et de l’Ariège, en région Occitanie (France). Le bien en série forme un espace discontinu qui couvre une superficie de 76.45 hectares et qui se répartit dans un secteur marqué par la Montagne Noire au nord, les Corbières au sud, les Pyrénées à l’ouest et la plaine roussillonnaise ou le littoral méditerranéen à l’est.
Les limites du bien intègrent pour chaque composante : la forteresse, le relief, socle ou éperon rocheux sur lequel s’implante la fortification, les vestiges annexes connus (chicanes, villages castraux, barbacanes, chapelle, anciennes carrières…).
La zone tampon du bien s’étend quant à elle sur une superficie de 9 407 hectares. Elle englobe l’écrin paysager du bien, défini en fonction d’éléments géomorphologiques (lignes de crêtes, vallées, cols), structures bâties ( fortins, bourgs, mines…), les points de repères géographiques (lignes de crêtes rocheuses et/ou monts emblématiques), les cheminements historiques.

Les fondements de la VUE d’un ensemble de fortifications sans équivalent
La mise en place du réseau fortifié
Situé dans le sud de la France, en région Occitanie, entre la limite méridionale du Massif central et la partie orientale des Pyrénées, le bien culturel proposé à l’inscription est constitué des éléments les plus remarquables du système de fortifications mis en place, au XIIIe siècle, par les rois de France pour affirmer leur autorité sur le territoire de Carcassonne nouvellement conquis. Il est constitué d’une sélection de sept châteaux : Aguilar, Lastours, Montségur, Peyrepertuse, Puilaurens, Quéribus et Termes associées au château et aux remparts de Carcassonne. La série retenue présente les sites les mieux conservés et les plus authentiques de cet ensemble de forteresses royales.
Dans les années 1230, à la suite de la croisade contre les Albigeois, les rois de France imposent leur autorité entre Rhône et Garonne. Par sa position de verrou géographique, Carcassonne apparaît vite comme la principale place stratégique de leurs nouveaux domaines. Ils en font le centre d’une sénéchaussée, territoire administratif gouverné directement par le représentant du roi : le sénéchal.
Mais après vingt années de guerres d’exactions et de bûchers, le pays est loin d’être soumis. Dans les reliefs des Corbières, de la Montagne Noire ou dans les piémonts pyrénéens des seigneurs rebelles continuent la lutte armée. Dans les villes, face à la répression religieuse menée par l’Inquisition, de nombreuses révoltes éclatent. De plus, le sud du territoire conquis est au contact direct du puissant royaume d’Aragon plutôt hostile à la France.
Pour maîtriser ce contexte difficile, les rois de France lancent une campagne intensive de fortification. Carcassonne est rendu imprenable : son antique muraille est rebâtie et modernisée, on lui ajoute une seconde enceinte ceinturée de fossés et, à l’intérieur de la cité, on remplace le vieux palais de vicomtes par un château dont les défenses se tournent contre la ville. Dans le même élan, pour contrôler le territoire, une vingtaine de châteaux sont confisqués à des seigneurs locaux et entièrement transformés en places de garnisons royales.
Des échanges et des innovations sur le plan architectural
Ces forteresses royales ont été édifiées selon les principes de l’architecture militaire capétienne qui, au XIIIe siècle est à la pointe de l’innovation. Ce modèle de fortification, qui n’avaient pas encore gagné le Languedoc, est caractérisé par la régularité géométrique des enceintes, la multiplication des tours rondes à archères, la présence de tours-maîtresses intégrées à la défense, de logis adossés aux courtines et l’éloignement des zones d’habitats.
Mais pour occuper efficacement l’ensemble du territoire, les forteresses royales doivent s’implanter à la place des châteaux méridionaux les plus stratégiques, bâtis le plus souvent au sommet de crêtes rocheuses. Le modèle architectural capétien, conçu à l’origine pour les plaines du nord de la France, doit donc ici s’adapter à des reliefs escarpés obligeant maîtres d’œuvre, maçons et charpentiers à réaliser des exploits architecturaux.
Les monuments de la série par leur implantation au sommet de falaises démontrent tous la volonté du roi d’affirmer son pouvoir par des constructions spectaculaires. Il en est de même à Carcassonne dont l’énorme système défensif présente le répertoire complet des innovations capétiennes.
Bâtis avec des moyens considérables, dans un même but, par les mêmes équipes et dans un temps relativement court, les châteaux de la série présentent une homogénéité remarquable tant dans leur conception d’ensemble que dans le détail architectural. Cette nouvelle façon de concevoir les châteaux est rapidement et largement adoptée dans la région, tant par les vassaux du roi que par les principautés voisines.
Le témoignage d’un moment charnière dans l’Europe médiévale
Cette mise en place par l’administration royale, au XIIIe siècle, d’un vaste système de contrôle territorial et frontalier témoigne de la volonté capétienne de constituer un grand État européen. Le réseau fortifié de la sénéchaussée de Carcassonne illustre plus particulièrement la volonté d’expansion des rois de France en direction du monde méditerranéen et des royaumes ibériques. Cet ensemble de forteresses est resté dans sa fonction militaire jusqu’au traité des Pyrénées qui acte, en 1659, la victoire française sur l’Espagne et déplace la frontière vers le sud.
De plus, les forteresses royales du Languedoc sont un exemple précoce et réussi de gestion militaire et administrative centralisée pour un territoire éloigné du siège du pouvoir royal.
Cette organisation territoriale, reposant sur un ensemble fortifié imposant, a été un modèle pour les grands royaumes européens alors en construction.
Un ensemble exceptionnel
Ce bien en série, exceptionnel par son homogénéité et sa conservation, constitue un exemple rare de système de défense territorial pour le XIIIe siècle et le début du siècle suivant. Il constitue un exemple de référence dans l’espace géopolitique de l’Europe occidentale et du Moyen-Orient méditerranéen des XIIIe et XIVe siècles.
Peu modifiées par l’histoire, les forteresses royales continuent aujourd’hui de s’imposer au sein de paysages naturels spectaculaires et préservés.
Attributs et critères
Cet ensemble de monuments présente donc bien une Valeur universelle exceptionnelle qui, pour pouvoir répondre aux attentes de la Convention du patrimoine mondial doit être fondée sur une série d’attributs, permettant d’inscrire celui-ci dans le champ d’au moins un des critères de sélection défini par l’Unesco. Les attributs du bien en série sont au nombre de cinq :
1 : Une place-forte centrale de grande ampleur
L’ensemble du dispositif militaire est organisé autour de Carcassonne. Les fortifications de la Cité constituent un centre de commandement, dont le château du sénéchal est le cœur. Le système défensif de Carcassonne est très complet grâce aux restaurations du XIXe siècle, faites sous la direction de Viollet-le- Duc et basées sur une véritable étude scientifique. La Ville fortifiée historique de Carcassonne est déjà inscrite sur la Liste du patrimoine mondial depuis 1997.

2 : Un ensemble défensif nouveau conçu à l’échelle d’un territoire
Les châteaux de la série font partie d’un réseau construit par l’administration royale sur tout le territoire de la sénéchaussée pour impressionner les populations rebelles et protéger la nouvelle frontière méridionale du royaume de France face à l’Aragon.

3 : Un programme constructif d’ensemble homogène
Les forteresses sont édifiées selon les principes de l’architecture militaire capétienne du XIIIe siècle. Ces châteaux sont bâtis sous maîtrise d’ouvrage royale, avec de gros moyens financiers, dans le cadre de chantiers menés en parallèle dans un temps relativement court ce qui confère une grande unité architecturale à la série.



4 : Des châteaux sentinelles de crête
Les sites ont été choisis par l’administration royale, parmi les places fortes féodales de la région, en fonction de leurs emplacements stratégiques et de leurs positions escarpées, faciles à défendre.
Les principes de fortification élaborés à l’origine pour les plaines du nord de la France ont dû ici être adaptés à des pitons rocheux obligeant maîtres d’œuvre, maçons et charpentiers à réaliser des exploits architecturaux pour adapter la construction au rocher.
Ces monuments sont aussi destinés à être vus pour incarner la puissance royale grâce à leur ampleur et leur aspect spectaculaire.



5 : Une grande qualité visuelle conservée
Leur position escarpée en fait aujourd’hui des repères visuels impressionnants au sein de paysages préservés et peu modifiés par l’homme depuis le XIIIe siècle.



Ces cinq caractéristiques permettent aux Forteresses royales du Languedoc de répondre à deux des critères de l’Unesco :
Critère (II)
(Témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou la création de paysages).
Avec la mise en place de la sénéchaussée, l’architecture militaire capétienne s’impose sur les terres languedociennes où elle n’avait pas encore pénétré. Mais les sénéchaux royaux, dans un souci d’efficacité, adoptent la logique d’occupation du territoire des seigneurs méridionaux en dispersant leurs forteresses au cœur des zones de relief. Ils s’implantent donc en lieu et place des principales places-fortes féodales du pays, bâties sur des pitons rocheux. Les maîtres d’œuvre royaux doivent donc adapter à des reliefs difficiles le modèle architectural capétien, conçu à l’origine pour les plaines du nord de la France.
À ce titre, le bien en série constitue, pour les XIIIe et XIVe siècles, un jalon remarquable dans le large mouvement de diffusion de l’architecture militaire capétienne depuis l’Europe occidentale vers la Méditerranée et le Moyen-Orient.
Critère (IV)
(Offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des période(s) significative(s) de l’histoire humaine.)
Le système de forteresses de la sénéchaussée de Carcassonne marque l’affirmation du pouvoir royal français lors de la conquête de régions situées aux confins méridionaux du royaume. Il illustre plus particulièrement la stratégie d’expansion des rois de France en direction du monde méditerranéen et des royautés ibériques qui allait entraîner quatre siècles de conflits et de diplomatie active.
L’ensemble des forteresses est administré depuis le château de Carcassonne par le sénéchal, représentant direct du roi. Cette planification par l’administration royale d’un vaste système de contrôle territorial et frontalier centralisé est caractéristique de l’ambition capétienne de constituer un grand État européen.
Pour étayer la démonstration de la valeur universelle exceptionnelle du bien en série il faut en outre justifier de son état d’intégrité et de son authenticité.
Dans la liste des châteaux royaux de la sénéchaussée de Carcassonne des XIIIe et XIVe siècles, les monuments constituant le bien en série ont été sélectionnés selon des critères précis prenant en compte les notions d’intégrité et d’authenticité ainsi que la contribution individuelle de chaque forteresse à la valeur universelle exceptionnelle de l’ensemble.
Intégrité : le bien en série est-il suffisamment complet pour illustrer clairement la VUE ?
L’intégrité des éléments militaires de la Cité a déjà été reconnue via l’inscription au patrimoine mondial, en 1997, de la Ville historique fortifiée de Carcassonne, suite à sa restauration d’ensemble par E. Viollet-le-Duc dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cette restauration, effectuée sur la base d’une étude archéologique rigoureuse, a mis en évidence la prééminence de l’architecture militaire capétienne dans les fortifications de Carcassonne.
Les études archéologiques les plus récentes sur les enceintes et le château de Carcassonne confirment bien cette intégrité des murailles des XIIIe et XIVe siècles, les ajouts du XIXe siècle ayant été principalement limité aux parties hautes.
De leur côté, les châteaux sélectionnés sont suffisamment bien conservés, à titre individuel, pour être chacun pleinement représentatif d’une forteresse royale de montagne du XIIIe siècle ou du début du XIVe siècle.
La série est emblématique des différentes missions dévolues à ces forteresses : protéger Carcassonne, contrôler les ressources économiques et les voies de circulation, effacer le souvenir des lignages féodaux locaux, défendre la nouvelle frontière.
Authenticité : le bien en série doit-il son intégrité a des réinventions ou des restitutions abusives ?
L’authenticité d’ensemble de la série est attestée par plusieurs niveaux d’analyses scientifiques.
Les documents d’archives témoignent de chantiers menés en parallèle sur ces sites, sous la tutelle royale, dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Elles nous renseignent aussi sur leur gestion centralisée depuis le château de Carcassonne. L’étude du bâti des monuments met en évidence les points communs architecturaux des monuments ainsi que leur adaptation aux rochers supports. En outre les recherches archéologiques confirment la fonction purement militaire des bâtiments ainsi que la datation des phases de construction royales, (mi-XIIIe siècle-début XIVe siècle).
Les sites ont été entretenus par l’administration royale dans leur fonction militaire première jusqu’à la paix des Pyrénées (1659), mais sans transformations notables, en dehors de l’aménagement de quelques ouvertures pour mousquets et casernements, permettant ainsi qu’ils parviennent jusqu’à nous dans un haut degré d’authenticité.
Pour les remparts et le château de Carcassonne, la distinction entre les parties des XIIIe- XIVe siècles et celles du XIXe siècle a été précisée par des études scientifiques. Il est désormais possible d’affirmer que la majeure partie des maçonneries du château et des remparts de Carcassonne correspond à la fortification réalisée par les rois capétiens dans le cadre de la mise en défense de la sénéchaussée.
Les forteresses royales de montagne n’ont reçu que des travaux de consolidation visant à leur conservation en l’état. Le classement précoce comme Monuments Historiques de l’ensemble des monuments constituant le bien en série a permis qu’ils soient régulièrement entretenus de façon appropriée. De plus, les socles rocheux supportant les fortifications n’ont subi aucune altération au fil des siècles et témoignent encore aujourd’hui des conditions dans lesquelles ces forteresses ont été édifiées.
La dernière étape de justification de la valeur universelle exceptionnelle du bien en série passe par une analyse comparative au niveau international qui doit démontrer que le bien candidat n’a pas d’équivalent sur la Liste du patrimoine mondial.
Trois axes de comparaison ont été développés dans le cadre de cette analyse.
L’axe 1 concerne une approche locale menée sur trois niveaux. Tout d’abord au sein même de l’ensemble des forteresses royales de la sénéchaussée de Carcassonne, il a fallu démontrer que les châteaux sélectionnés sont bien les plus représentatifs et les mieux conservés du réseau fortifié royal. Ensuite, sur le même territoire, les châteaux de type capétien construits par les grands vassaux du roi ont été étudiés à travers quelques exemples emblématiques. Ces constructions sont avant tout résidentielles et n’ont rien avoir avec les places de garnison royales. Enfin l’analyse a été étendue aux autres sénéchaussées royales du Languedoc (Toulouse, Rouergue, Beaucaire). On y trouve certes quelques forteresses royales, parfois de grande qualité, mais en aucun cas un tel système défensif puissant et structuré comme celui qui, centré sur Carcassonne, protège la frontière aragonaise.
L’axe 2 s’est attaché à l’étude des systèmes de défense territoriaux. Ils ont été abordés en deux temps. Tout d’abord une analyse des villes fortifiées figurant sur la Liste du patrimoine mondial a été réalisée sans que l’on trouve d’équivalent, pour la période médiévale, d’une cité présentant un système de défense parfaitement conservé aussi homogène architecturalement constituant le centre d’un système de défense coordonné relevant du même style architectural.
Ensuite les systèmes de défense territoriaux ont été examinés mais ceux-ci relèvent souvent d’autres conceptions ; grandes murailles linéaires pour l’Asie ou pour l’Antiquité tardive, ensembles de forts conçus pour l’artillerie à poudre… Pour la période médiévale, quelques réseaux de châteaux subsistent encore mais sans que leur ville centrale ait gardé son aspect médiéval et sans que leur environnement naturel soit aussi préservé que celui des Forteresses royales du Languedoc.
L’axe 3 a permis de comparer le bien en série aux autres ensembles de châteaux capétiens sans que l’on trouve, là encore d’équivalent d’un réseau de cette ampleur, bâti aussi rapidement, avec une telle adaptation aux reliefs et centré sur une place de commandement intégralement conservée.